Dream & Reality [R.]

Cela aurait pu paraître comme une journée banale, dans un lycée commun, avec des camarades ennuyeux, sauf qu’un petit détail venait de réjouir la jeune Mary Jane. Elle avait cours d’Anglais ce jour là, en dernière heure de la journée et derrière elle serait au club journal, avec qui attention, pour tout ça, le prof le plus beau, sexy, charmant, intelligent, drôle, j’ai nommé Mr Stout. Quelle joie n’avait-elle pas eu à la rentrée en apprenant que ce serait ce professeur est pas un autre qui aurait la chance de lui enseigner l’anglais –à elle et toute sa classe, mais ce n’était qu’un détail pour les autres- et de plus qui aurait la lourde responsabilité d’être leur professeur principal cette année. Mary Jane était jeune, insouciante et comme toutes les filles de son âge elle était raide dingue du beau prof qui d’un regard les faisait tomber comme des mouches sur du miel.

Elle arriva en avance au cours d’anglais, déposa une pomme rouge et juteuse sur le bureau –petite attention qu’elle faisait à chaque cours d’anglais -, et pris la première table juste en face du bureau. C’était limite ‘je veux être la chouchou du prof d’anglais’ mais elle se fichait bien des racontars, car en même temps c’était loin d’être faux. Elle déballa ses affaires sur la table, prenant soin de ne pas mélanger l’ordre de ses crayons. Elle était prête pour un cours intensif. Ce qui était bien avec ce prof, c’est que les minutes passaient si vite qu’elle avait presque envie de rester encore un peu juste pour l’entendre parler, comme si tout ce qui sortait de sa bouche avait une valeur incommensurable à ses yeux. Alors qu’elle patientait sagement sur sa chaise, les yeux déjà frétillant, elle reçue une boulette de papier dans les cheveux. Encore un qui n’aimait pas les premiers de la classe, ou juste elle en particulier. Elle se retourna et regarda de là où était partie la boulette.

« Hickman ! » murmura t-elle, en essayant de lui faire ses yeux ‘méchants’ mais ce fut raté car il s’esclaffa en lui lançant un grand sourire, fier de lui et de sa bêtise. *Ce garçon m’énerve* pensa t-elle. Comme si ce n’était pas déjà suffisant d’être la mal aimée du trois quart du lycée, elle devait être la tête de turc de ce petit prétentieux qui se croyait malin en lui infligeant toutes sortes de tortures à longueurs de journée.

« Hey Dorner, attrape ça » lui lança t-il alors qu’elle recevait déjà un paquet de mouchoir sur l’arrière du crâne.

Deux footballeurs éclatèrent de rire puis allèrent s’assoir au fond de la salle. MJ ramassa le paquet et s’apprêta à relancer dans la face de Terence quand il ajouta, pour sa plus grande honte, faisant monter le rouge sur ses joues : « C’est pour essuyer la bave que tu as laissé depuis que tu es entré dans la pièce ».

Elle le fusilla du regard et s’énerva contre les pauvres mouchoirs en papier qui finirent en petits morceaux sous sa chaise. Elle était agacée par Terence, par cette façon qu’il avait de toujours la mettre dans l’embarras. De plus, il n’y avait aucune bave sur sa table, non, enfin pas encore.
Elle regarda le professeur faire son apparition dans la pièce, tel un véritable dieu sorti directement de ses rêves. A ce moment précis elle pensa que Sonny avait du souci à se faire, elle se retourna pour le regarder, il semblait presque déjà endormi.

« Bonjour Monsieur » lança t-elle avant deux autres pauvres filles elles aussi au premier rang.

Lewis Stout était à l’image des milliards d’êtres vivants peuplant la surface de la Terre, plus précisément, il était comme tous ces fonctionnaires au service d’un Etat qu’ils aimaient et travaillant pour une cause à laquelle ils croyaient – en théorie. L’éducation, en l’occurrence chez le sujet Stout. Et à l’instar de ses semblables, il ne vivait pleinement sa journée qu’en attendant avec plus ou moins d’espoir que celle-ci se termine ; un professeur se lève le matin non pas pour enseigner à ses élèves – franchement, ce concept est dépassé depuis des décennies – mais dans l’expectative de voir défiler les minutes puis les heures qui le mèneront jusqu’à la fameuse sonnerie de fin des cours. Pour Lewis, en cette journée particulière de la semaine, cette vérité ne s’appliquait pas entièrement. D’une part parce que, oui, il aimait son job, son école, ses élèves – du moins, une bonne partie ; la perfection n’existant pas – et l’environnement éducatif en général. D’autre part parce qu’il terminait ses sept heurs quotidiennes, pause du midi non comprise dans le calcul, avec cinquante-cinq minutes de la 11B. Sa classe attitrée, celle placée sous sa responsabilité. Celle dont il était le professeur principal. Sa fierté, en quelque sorte. Il avait beau nier éprouver une quelconque préférence – cela aurait été un cruel manque de professionnalisme de sa part, voyons -, il lui était difficile de ne pas être plus souriant à la perspective de retrouver « ses » élèves plutôt que d’autres. Le fait qu’il n’ait pas eu une telle responsabilité depuis trois années consécutives devait également peser dans la balance mais il en était moins conscient.

Ce fut donc avec un visage lumineux éclairé par un large sourire qu’il franchit la porte entrouverte de la salle de langue qu’il avait quittée deux heures auparavant. Il lui semblait passer davantage de temps dans cette classe que dans sa propre chambre tant il en connaissait chaque détail, chaque emplacement de chaise ou de table ; tellement qu’à peine entré, il ne salua pas la douzaine d’élèves présents mais s’avança vers le troisième rang et, dans un coup de pied parfaitement dosé, éloigna deux tables qui n’avaient rien à faire collées ensemble sous le regard furibond des jeunes gens qui avaient tenté le coup. Après cela, seulement, il se dirigea vers son bureau attitré, déposa relativement bruyamment sa serviette et jeta un regard circulaire dans la pièce, comme s’il la découvrait, elle et tous les visages qui la composaient en cet instant, pour la première fois. « Bonjour à tous, » lâcha-t-il enfin, son sourire reprenant ses droits sur son visage. Son tour du propriétaire s’attarda sur le premier rang, plus longuement sur Mary-Jane Dorner ; ses yeux passèrent du visage de la mignonne brunette à la pomme bien rouge déposé sur le coin de son pupitre et il lui décrocha un clin d’œil qui, en d’autres circonstances, aurait semblé aguicheur mais qui ne signifiait alors qu’un remerciement tout ce qu’il y avait de plus honnête et droit. Relevant la tête, il farfouilla à l’aveugle dans son sac et en retira un fin ouvrage. Toujours sans quitter des yeux la salle toute entière, il arpenta le peu d’espace à sa disposition sur l’avant de la pièce, s’arrêtant au niveau de la fenêtre et fixant un point invisible à l’extérieur.

« Rien n’est plus drôle que le malheur... C’est la chose la plus comique de ce monde. » Sans détourner la tête, il remarqua que l’un des élèves, trop stupide sans doute pour comprendre la subtilité de la citation, vint se pencher le plus possible sur sa chaise afin de prendre connaissance du fait extérieur qui aurait fait dire une chose pareille au professeur. Fort heureusement, Stout en avait vu des pires, il ne s’en formaliserait pas aujourd’hui. Il se retourna pour faire face à trois bras levés au premier rang, dont celui de la jeune Dorner qu’il s’apprêtait à interroger lorsque l’étudiante sur sa droite, dotée d’un strabisme évident, prit l’invitation pour elle et répondit avec un entrain non dissimulé : « Samuel Beckett. Endgame. » Lewis hocha la tête avec contentement tandis que des murmures rageurs s’élevaient chez les voisines de la demoiselle qui venait de répondre correctement. « Bien, Amanda. » Il leva le livre qu’il tenait toujours en mains au niveau de son visage afin d’offrir la couverture à l’assemblée. « Fin de Partie, selon le titre original. Nous allons en étudier quelques passages durant les prochaines semaines. Je conseille aux plus intéressés d’entre vous, » une façon déguisée et surtout éthique de parler des Geeks, « de lire cette pièce en français, elle vaut le détour. » Il extirpa une pile de photocopies de son sac et les fit passer à toute la classe. En attendant que la distribution se termine, il osa une question à laquelle il n’espérait pas franchement de réponse puisqu’il n’avait pas prévenu au cours précédent ce qu’ils étudieraient en ce jour. « Qui peut me résumer brièvement la vie de ce cher Sam Beckett ? » Cette fois, une seule main se leva. Mary-Jane Dorner.

*

Quarante sept minutes plus tard, Lewis regardait la foule d’élèves en pleine agitation avec un mince sourire aux lèvres. « N’oubliez pas de préparer le plan pour votre commentaire. Je vérifierai que votre travail aura été bien fait et sanctionnerait ceux qui l’auront oublié, que ce soit volontaire ou non. » Dans une succession de gestes lents, habitués, il rangea le peu d’affaires sorti pendant l’heure écoulée dans sa serviette ; lorsqu’il releva la tête, il n’y avait plus qu’une seule autre âme dans la pièce. « Mary-Jane, » sourit-il en se redressant. « Je dois dire que j’ai été impressionné par ton savoir sur Beckett. Est-ce que tu savais qu’on allait étudier cette pièce aujourd’hui ou bien est-ce simplement ta culture générale qui est digne de faire pâlir le plus gros Q.I. de la planète ? »